PROLOGUE
LE FOU CHANTANT
Février 2022, Kiev
En homme de spectacle chevronné, en bon professionnel de la mise en scène, Volodymyr Zelensky affichait une mine grave et martiale. Face à lui, dans la pièce spécialement conçue pour accueillir la cellule de crise gouvernementale, les membres les plus influents du cabinet étaient assis, accoudés à l’imposante table de réunion. C’était loin d’être la première fois qu’ils s’y réunissaient. Mais dans cette configuration exceptionnelle, on frôlait l’exception. Inutile d’ajouter que depuis l’avènement au pouvoir de l’ancien humoriste, trente-trois mois plus tôt, les raisons de tenir ce concile n’avaient pas manqué. Entre la récente crise sanitaire mondiale et les bisbrouilles incessantes avec les séparatistes de l’est du pays, ils en avaient vu des vertes et des pas mûres. Le quatuor présentait des traits tirés. Dans leurs yeux, s’annonçait une peur qu’ils craignaient durable. Un fatalisme typiquement slave transpirait de tous leurs pores.
Pour plus de sécurité, l’homme fort de Kiev avait insisté : aucun téléphone portable ou autre ustensile numérique à l’intérieur de la salle. Ce n’était pas tant qu’il manquait de confiance en son staff, bien au contraire, mais il connaissait les prouesses russes en matière d’interception électronique et de piratage informatique. Pour le reste, il se refusait à croire qu’un traître pût se cacher parmi les siens. Cependant, s’il avait fallu qu’il doutât d’un seul d’entre eux, c’eût été sans aucun doute de Leonid Koskov. Très vite, il chassa cette sombre pensée. Ils étaient amis depuis si longtemps. Zelensky n’était pas issu du sérail, il avait encore beaucoup à apprendre sur la politique. Les plateaux de télévision sont bien souvent très éloignés de la réalité et de la parfaite maîtrise émotionnelle nécessaire à l’exercice du pouvoir.
Le président ukrainien déserta le fauteuil imposant, marcha vers la zone la plus sombre de la pièce, se gratta la barbe naissante, tira les bords de son pull à col roulé bicolore, prit une grande respiration et fit volte-face avant de revenir sous un spot lumineux. Théâtral et belliciste à la fois.
Avant de répondre, le président exhorta les autres à quitter la salle située dans les entrailles du palais Mariinsky, même ceux qui n’avaient que peu ouvert la bouche. Quand ils ne demeurèrent plus qu’à deux, Zelensky explosa de colère, le poing et les sourcils levés.
Le calcul était simple. Zelensky voulait à tout prix éviter un incident nucléaire sur le sol ukrainien. Donc, en forçant l’armée et les autorités à déserter les lieux, il ne pourrait jamais, lui le président, être taxé de seul responsable du prochain chaos nucléaire. On ne saisit pas l’absence, pensa-t-il. Il ne voulait pas être ni celui par qui l’apocalypse viendrait ni en être l’artisan, même mineur. Il préférait de loin laisser ça à Vladimir Poutine, l’être qu’il détestait le plus au monde, non sans réciprocité.
Il demanda à rester seul, face à lui, face à ses peurs.
Dehors, la nuit venait de s’abattre sur Kiev. Depuis quelques jours, Leonid Koskov avait perdu toute notion du temps. Il n’avait aucune idée de l’heure qu’il pouvait bien être. Chaque fois qu’il consultait sa Rolex en or blanc, l’étonnement pointait son nez et semait en lui le trouble. Il en était arrivé à douter de tout, même de sa propre conscience de lui. Était-ce un rêve ? Un cauchemar ? Pourtant, cet ancien athlète de haut niveau, né en 1965, était fait d’un bois rare et avait su, en tout temps, conserver la tête froide. C’était un dur. Élevé dans des conditions très soviétiques, choyé par les gouvernants de l’époque parce que son corps lui permettait de représenter dignement l’une des Républiques socialistes en lutte gréco-romaine, son cœur battait toutefois pour l’Ukraine. Il était fort intérieurement et extérieurement aussi.
Bien que russophone de naissance, il avait tu durant des années le sentiment nationaliste qui l’avait toujours habité. Ce feu sacré le consumait depuis si longtemps. Un feu transmis par son grand-père qui était loin d’être un héros du point de vue russe puisqu’il avait fait partie de la 14e division SS Galicie. Une légion forte de plus de vingt-sept mille fanatiques animés par une haine anti-stalinienne féroce. Mais tout ça, c’était de l’histoire ancienne, même si le rapprochement avec l’OTAN et l’Union européenne représentait à ses yeux le plus digne des combats parce que cela coupait la chique au Kremlin. Ainsi, Koskov était partagé entre sa haine du Russe et son amour de l’Ukraine. Un ange vêtu d’une armure armoriée de jaune et de bleu passa.
Sur le parvis vide du palais, il baladait sa carcasse tout en fumant une cigarette américaine. Le vent de février enrobait son crâne désertique. Au loin, il observait avec nonchalance les lumières de la ville qui scintillaient. Un court instant, devant ce spectacle paisible et ces derniers instants de paix, il hésita. Mais, il savait que le moment était venu de libérer les fauves. Même s’il ignorait en détail ce qu’ils feraient une fois la cage ouverte et l’odeur du sang dans les naseaux. Tels étaient ses autres ordres, ceux qui venaient d’ailleurs.
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Dirk, le géant flandrin, quitta sans motivation le canapé et une fois debout, s’étira comme un greffier avant de couper l’écran. Cette série flamande nommée Undercover était définitivement un chef-d’œuvre à ses yeux. Patriotisme oblige, pensa-t-il, bien qu’il s’agît là plus exactement d’un élan nationaliste, un de plus. Ce double mètre mordoré n’aimait pas particulièrement les autres peuples, surtout ceux qui s’intéressaient de trop près à sa Flandre chérie qui n’était jamais aussi belle que peuplée de grands blonds aux yeux bleus. Cependant, il appréciait la compagnie d’Igor Langeron, ce Français de lointaine ascendance russe, avec qui il vivait enfermé depuis plus de neuf semaines maintenant. Très vite, les règles avaient été posées. De l’utilisation de la télévision jusqu’aux tâches ménagères, tout avait été négocié, envisagé et prévu. Une concorde opportuniste régnait entre eux.
Son tour de garde était terminé. Il entra dans la chambre plongée dans le noir quasi-absolu, écarta les tentures. Un trait de lumière de lampadaire traversa la pièce. Igor, bien qu’encore couché, avait les yeux bien ouverts.
Un rire convulsif s’empara d’eux. Ils se trouvaient dans l’un des pays qui comptent le plus de jolies filles au mètre carré, et étaient obligés de rester casernés dans le confort relatif d’un appartement témoin de la banlieue cossue de Kiev.
Dirk tendit le téléphone d’urgence à Igor qui se mettait à poil. Il était temps pour lui d’assurer son tour de veille. Mais avant tout, une douche chaude et un bon café l’aideraient à mieux amorcer son quart. Quant à Dirk, sans demander son reste et sans se dévêtir, il partit se coucher dans un silence monacal qui ne tarda pas à se transformer en un doux ronronnement.
La population ukrainienne reprenait doucement l’habitude de vivre dans cet état d’alerte quasi permanent. Les conflits locaux lardaient les espérances démocratiques de la plupart des habitants du pays. Mais pour les Kiéviens, cette tension relativement nouvelle rappelait les émeutes de 2014. Russophones comme ukrainophones, ils étaient nombreux à préférer la paix. La conserver était une tout autre chose. Cependant, les peuplades de l’est du pays, russophiles, en avaient décidé autrement. Elles n’avaient de cesse d'implorer l’intervention de l’ours russe pour les aider à concrétiser leur rêve d’indépendance. Aux informations télévisées, le présentateur de la seconde chaîne généraliste 1 +1 revenait sur le conflit dans le Donbass et assurait, sans doute sous l’impulsion d’une injonction du palais présidentiel, que jamais les Russes ne franchiraient le rubicond des frontières. Igor baissa le son et saisit le téléphone cellulaire. L’heure du rapport journalier était venue, et il devait s’y coller, c’était son tour.
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De la bouche de l’homme qui décrocha, aucun mot ne sortit. Tout juste quelques sons approbateurs. De la tête, il acquiesça à plusieurs reprises, comme si son interlocuteur pouvait le voir. Le message d’Igor délivré, il raccrocha. Ce quinquagénaire se tenait droit dans ce couloir si banal et surchauffé du Parlement européen. À cet étage de l’aile droite du bâtiment — ça ne s’invente pas — étaient logées les forces vives nationalistes européennes. Tout ce que comptait l’Europe politique de fascistes, d’identitaires et autres nostalgiques était rassemblé là, sous la bannière de l’ancien groupe ENL, Europe des nations et des libertés. Les communicants du groupe politique avaient un sens de l’humour qui leur était propre. Les néofascistes avaient rebaptisé leur mouvement Identité et Démocratie.
Paradoxalement, ceux-là mêmes qui passaient leur temps à fustiger les institutions européennes voire à, soi-disant, provoquer leur fin dépendaient d’elles financièrement parlant. Et ils étaient nombreux à téter à la mamelle bruxelloise. Parmi eux, Philippe Lugiel, l’homme qui venait de recevoir par téléphone le rapport de ses deux envoyés spéciaux en Ukraine.
En arpentant les couloirs, cintré dans son beau costume de bonne facture bleu de Prusse, il repassa sur l’écran de sa mémoire le film des dernières années. Une version accélérée de vingt ans de combat. Il y en avait eu des égratignures, des coups durs, des « affaires », des comptes truqués et même quelques petites victoires à droite et à gauche. Tout cela l’avait mené jusqu’à cet instant. Le temps était aux constats heureux. Tout se mettait en place sur l’échiquier continental. En France, Zemmour perçait et grattait déjà les miches de la trop gentille Marine. Lancé à la vitesse d’une balle de fusil, le Berbère tapait dans la gamelle de la droite traditionnelle et évidait les entrailles des primofachos. Ho, bien sûr, Lugiel détestait ce nouvel arrivant. Ses origines, son appétit et la fourberie qui transpiraient de son physique provoquaient chez lui un dégoût presque naturel. Mais comme le disait un illustre personnage dont il avait oublié le nom : les ennemis de nos ennemis sont nos amis.
Devant la porte close de son bureau, il hésita avant d’entrer. Une étrange idée lui avait subitement traversé la tête : les meetings de Zemmour seraient de superbes cibles pour un prochain attentat. Et pourquoi pas un false flag ? Ou mieux, pensa-t-il, mettre cela à l’ordre du jour, dès le lendemain.
Dans Bruxelles, la nuit régnait pleinement. À travers les fenêtres de son bureau qui dominait le quartier européen, Lugiel observa la rue, minuscule rigole. Sa fidèle assistante, Alexandra Sepp, aurait apprécié ce spectacle, mais elle était partie quelques jours dans sa Hongrie natale pour un colloque du parti national-conservateur, celui de la majorité présidentielle. Tant pis, pour elle ! L’empressement des rares piétons qui arpentaient les trottoirs et le flux lent des voitures cul à cul révélèrent un peu plus la solitude qui ne le quittait jamais. Les bruits de la ville ne s'élevaient pas jusque-là. Il aurait aimé, ne fut-ce que pour être compris, avoir quelqu’un à contacter, avoir à faire un rapport, lui aussi. Mais l’opération « nuage » représentait sa création, son œuvre. Il avait tout organisé, en solo. Même Alexandra était en dehors du coup. Il comptait bien ne jamais apparaître dans cette machination. Pour cela, il lui suffisait de demeurer l’unique maître du jeu. Il déverrouilla son téléphone, lança l’application chiffrée et composa, navré de ne pouvoir ordonner le go, le message suivant : RAS du côté de Kiev. PL. Conserver la main ne signifiait pas s’abstenir de communiquer, endormir celui qui croyait tout contrôler.
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